CHAPITRE II

Éric ouvrit les yeux.

Il les referma aussitôt. Encore que la lumière fût assez faible, il ne pouvait en supporter le relatif éclat.

Il avait mal, très mal à la tête. Tout était nébuleux et il ne comprenait guère qu’une chose, c’était qu’il remontait d’un profond, d’un interminable sommeil, à moins que ce ne fût que d’un évanouissement.

Il soupira, chercha à s’étirer. Il était courbatu, endolori. Il avait la gorge sèche. Toutes ces sensations accumulées ne laissaient guère de place à une réflexion rationnelle et lucide.

Ce qui fit qu’il lui fallut quelques instants avant de se reprendre, de se dresser tant bien que mal sur son séant et de regarder autour de lui.

Où était-il ? Une salle cubique ou à peu près, des parois de métal, ce qui lui fit supposer qu’il était à bord d’un astronef, ou tout au moins dans quelque base planétaire, l’ensemble évoquant irrésistiblement le préfabriqué.

Des formes lui apparaissaient. Il cligna des yeux, commença à y voir plus clair.

Il les compta : Marts, Ysmer, Filler.

Huong et Baslow manquaient.

« Et les femmes ? » se demanda-t-il tout de suite. Car il ne voyait ni Karine, ni Yal-Dan, ni Florane, et le jeune homme ne pouvait oublier qu’il avait entretenu d’intimes relations avec deux de leurs compagnes d’aventure.

Ysmer paraissait dormir. Filler, couché à plat ventre, ne donnait pas signe de vie. Quant à Marts, il devait être réveillé depuis un bon moment. Mais, silencieux, il se contentait de regarder autour de lui. Sur son faciès rugueux apparut cependant une vague lueur, ce qui chez lui indiquait la satisfaction. Marts devait se réjouir de voir Éric sortir de sa torpeur.

— Marts…, tu… tu te sens bien ?

— Ça va… Et vous ?

Éric resoupira. Tout commençait à revenir, en foule, sur un mode d’ailleurs chaotique. L’attaque du cosmocanot par le grand astronef. Ces humanoïdes appartenant à deux catégories bien distinctes : les uns évidemment de race universelle, quoiqu’un d’un type ethnique inconnu de lui, avec leurs mentons pointus, leurs yeux étincelants, leur peau plus que jaune. Et aussi ces sortes de brutes, plus animaux qu’hommes, à face plate à peu près dépourvue de nez, aux yeux ronds et très petits, et surtout avec une sorte d’amorce de trompe en guise de bouche.

Dans les instants qui avaient suivi l’abordage et au cours desquels les Terriens avaient tenté une vague résistance avec les armes dont ils disposaient, il se souvenait d’avoir vu Huong s’écrouler. Oui, c’était bien cela, et deux de ces brutes avaient paru se bousculer pour se pencher sur le malheureux. Et alors… c’était incroyable, l’un d’eux, repoussant l’autre, avait… geste immonde, paru baiser Huong sur la bouche.

En évoquant cette image plus que déplaisante, Éric eut un véritable haut-le-corps, ce qui inquiéta Marts :

— Vous souffrez ?

— Non… je… je me souviens… Tu sais, toi, ce qu’ils ont fait à Huong ?

 

Marts plissa les lèvres avec dégoût.

— Moi je crois qu’ils lui ont fait ce qu’ils voulaient vous faire à vous…

— Le vampire, hein ? Celui qui a attaqué Karine, qui m’a attaqué, et dont tu m’as délivré !

— Ouais… et c’est sans doute aussi comme ça qu’ils ont tué les autres…

Éric se sentit la nausée. Quels étaient ces monstres dont le hideux baiser donnait la mort ? D’après ce qu’il croyait comprendre, ils étaient les auxiliaires, les esclaves peut-être, les chiens de cette race dont il commençait à croire qu’elle était à l’origine de tous leurs malheurs.

— Marts… Les filles ? Où sont-elles ?

Marts eut un geste d’ignorance. Éric se levait enfin, ankylosé, gauche, et commençait à secouer Ysmer et Filler :

— Et Baslow ? Tu sais quelque chose ?

Non, Marts ne savait rien. Pas plus que les deux autres. Tous avaient perdu connaissance, vraisemblablement sous l’effet de quelque procédé ignoré : rayon neutralisant ou gaz toxique. En ce qui concernait Huong, on pouvait estimer que le pauvre garçon avait péri. Mais Baslow ? Et les trois femmes ?

À la rigueur il était admissible que les mystérieux ennemis aient pris la précaution, pour une raison quelconque, de séparer les sexes. Ce qui n’expliquait rien quant à la disparition du professeur. Ils confrontèrent leurs souvenirs et aucun des quatre ne se rappelait avoir vu tomber Baslow à l’instar de Huong.

Ils avaient certainement été faits prisonniers et emmenés par l’adversaire.

Où ? C’était une autre question.

Éric sentait l’angoisse le déchirer. Baslow… Certes, il estimait l’homme, mais avant tout il pensait à leur expérience, à l’application du plan XX. Baslow détenait en son cerveau unique dans le cosmos toutes les données permettant la captation, la rediffusion, l’utilisation des ondes infernales.

Son absence lui faisait redouter que les assaillants, suivant un plan bien précis, cherchaient précisément le savant pour lui arracher son secret. Comment étaient-ils au courant ? On pouvait les supposer fort bien organisés depuis le début de l’aventure. Le sabotage de l’Inter, les attaques des premiers vampires, l’abordage du cosmocanot…

Ils étaient donc si bien renseignés ? Mais n’avait-on pas prouvé qu’il y avait un traître à bord de l’île spatiale ? Un traître évidemment vendu à cette race inconnue !

Tout s’enchaînait, du moins si on acceptait les hypothèses qui s’échafaudaient rapidement dans le cerveau redevenu lucide d’Éric Verdin.

Cependant, les quatre captifs, comme tous les captifs de l’univers, cherchaient à savoir où ils étaient et examinaient ce qui leur servait de prison.

Car il était malaisé de croire que ce fût là pour eux autre chose qu’une prison, ne fût-elle que provisoire. La façon dont ils avaient été assaillis autorisait les suppositions les plus pessimistes.

Ils s’étaient réveillés sur des couchettes relativement confortables. Il s’agissait sans doute d’une sorte de dortoir, dénué d’un grand standing.

Filler grommela qu’à rester là-dedans on deviendrait rapidement dingo, ce qui résumait l’impression générale.

Là-dedans… de quoi s’agissait-il ? Ils penchaient pour se trouver à bord d’un vaisseau spatial. Certes, on n’entendait rien. Aucune vibration ne leur parvenait, mais il y avait tant de procédés de navigation dans le grand vide, dont particulièrement celle basée sur le moteur dit photonal, utilisant la désintégration à l’échelon microscopique des particules luminiques, et qui était parfaitement silencieuse.

Ils ne se demandèrent pas très longtemps dans quelles griffes ils étaient tombés, une porte s’ouvrait, plusieurs personnages pénétraient.

Instinctivement les quatre Terriens s’étaient redressés, sur la défensive, encore qu’ils soient parfaitement désarmés et en piteux état.

Ils virent tout d’abord un de ces hommes à face anguleuse qui semblaient bel et bien les responsables de la catastrophe et de ce qui s’en était suivi. Pas seul d’ailleurs, escortés de trois de ces curieux personnages à face plate, à bouche-ventouse, aux regards stupides mais à la carrure impressionnante.

Éric eût frémi en croyant y retrouver un de ces assaillants qui avaient tué sur le planétoïde, qui l’avaient attaqué lui-même ainsi que Karine.

Mais il découvrait quelque chose d’infiniment plus affligeant : le professeur Baslow que les brutes ramenaient. Un Baslow flageolant sur ses jambes et qui eût été sans doute incapable de se mouvoir sans les poignes de ses geôliers. Un Baslow dont le visage énergique, habituellement froid, au regard lucide, n’était plus que celui d’une loque, un homme épuisé, hoquetant pour reprendre un semblant de respiration.

Les quatre hommes serraient les poings et des lueurs de meurtre passaient dans leurs yeux.

Celui qui entrait le premier ne s’y méprit nullement.

— Terriens, dit-il, en langue universelle spalax, ce code généralement admis à travers les mondes civilisés, je devine vos pensées et je n’ai qu’un conseil à vous donner : tenez-vous tranquilles…

Il avait un accent bizarre, qui ne ressemblait en rien aux prononciations, aux harmoniques des humanoïdes connus d’une planète à l’autre.

Il les regarda à tour de rôle, fit un signe et les grandes brutes en lesquelles Éric était persuadé de reconnaître les vampires couchèrent Baslow sur un des lits rudimentaires de la cellule.

— Je regrette de vous ramener l’éminent savant Baslow en pareille posture, reprit l’homme jaune. Mais des nécessités impérieuses nous ont astreints à user de procédés auxquels nous répugnons habituellement… en raison de sa mauvaise volonté.

Éric éclata :

— Salauds ! Ordures ! Vous l’avez torturé !

Il vit l’œil brillant de son ennemi, un œil situé au fond d’une orbite anguleuse comme toutes les lignes du faciès.

— Silence, Terrien ! Les Syrax n’ont de comptes à rendre à quiconque à travers le Cosmos ! Nous agissons comme bon nous semble et seulement dans l’intérêt, non seulement de notre race, mais encore de toutes les planètes susceptibles de nous accueillir…

De telles paroles laissaient supposer quelque désir d’hégémonie cosmique, utopie ridicule en soi, mais dangereuse dans ses tentatives d’application.

Éric eut un geste pour se précipiter et deux vampires le maîtrisèrent. Marts réagit à son tour, entraînant Ysmer et Filler, ulcérés de pareille attitude. Ils se retrouvèrent tous quatre au plancher, à demi assommés.

L’être jaune les regarda un instant, parut sur le point de dire quelque chose, puis haussa les épaules en un geste de mépris compréhensible dans tous les univers, avant de sortir en compagnie des trois brutes, redevenues passives après avoir cogné sans ménagement sur les malheureux cosmonautes.

Éric se releva péniblement et se pencha sur Baslow.

— Professeur… C’est Éric… Professeur, répondez-moi !…

Baslow n’était pas beau à voir. Il respirait ou plutôt tentait de le faire, mais c’était un râle affreux qu’on entendait.

Et Éric, horrifié, devina qu’il avait été soumis lui aussi à l’ignoble baiser vampirique, qu’on avait partiellement aspiré l’air de ses poumons, et que les coupables n’étaient sans doute autres que ces abominables créatures que les Syrax (ainsi s’était nommé l’être jaune) devaient utiliser comme esclaves, comme mercenaires également.

Baslow demeura longuement dans une semi-conscience où il continuait à se débattre avec ce manque d’air respirable qui le détruisait inexorablement.

Éric pratiqua le bouche-à-bouche et aidé d’Ysmer, lui fit exécuter les gestes traditionnels de la respiration artificielle. Mais Baslow était mal en point et ils avaient la désagréable impression de l’épuiser sans lui apporter seulement un embryon de soulagement.

Pourtant, au bout d’un temps qui leur parut interminable, sous les regards mornes de Marts et de Filler désolés de leur impuissance à faire quoi que ce soit pour le malheureux, ils le virent qui se calmait un peu, qui paraissait s’endormir.

Un peu après, deux brutes apportèrent en silence des récipients contenant une bouillie colorée qui n’était de toute évidence rien d’autre que la nourriture des captifs.

Ils se consultaient du regard. Se jeter sur eux ? Tenter quelque chose ?

Mais ils étaient encore trop faibles, sous-alimentés, déshydratés, moulus par leurs épreuves. Ils renoncèrent. Les vampires sortirent comme ils étaient venus.

Il se restaurèrent. C’était d’ailleurs assez agréable au goût et ils durent reconnaître que des forces leur revenaient, qu’ils cessaient à la fois de souffrir de la faim et de la soif.

Ils se reposèrent.

Quand Éric s’éveilla pour la seconde fois, ses compagnons dormaient encore. Lui se pencha sur Baslow.

Le savant avait les yeux ouverts et il sourit faiblement à son assistant.

Éric le souleva, lui parla doucement, posa quelques questions.

Baslow répondit.

Non, il ne savait pas ce que les trois jeunes femmes étaient devenues. Quant à lui, au pouvoir des Syrax, puisque Syrax il y avait, il avait été torturé, ce qui n’était pas difficile à deviner. Soumis aux baisers ignobles des vampires qui l’avaient vidé sur le plan pulmonaire, sensation atroce aux conséquences sur lesquelles Baslow ne se faisait aucune illusion.

Il était mourant.

Pourquoi un tel supplice ? Cela non plus ne surprenait pas Éric. Les Syrax, décidément bien au courant des travaux sur les ondes infernales, avaient voulu lui arracher les secrets de la sphère prismoïde désormais inutilisable, le système nécessaire à la remettre en état, les formules de base, l’apport des ordinateurs, et tout le formidable ensemble de connaissances nécessaires pour s’emparer des reflets du passé, proche ou lointain, à partir des cerveaux humains.

Seulement ils avaient en vain livré le savant terrien à ces brutes qui, lui avait-on révélé, ne connaissaient qu’une passion : l’absorption de l’air respirable, comme d’autres vampires boivent le sang. Les Syrax eux-mêmes se servaient des Klis, ainsi les nommaient-ils, mais les redoutaient car étant de purs humanoïdes ils n’étaient pas à l’abri de ces baisers de mort. Tout en laissant les Klis se repaître à volonté des ennemis de la race syrax, voire à les inviter à dévorer ainsi la vitalité par la plus indispensable faculté humaine de ceux qui leur déplaisaient pour une raison quelconque.

Mais Baslow n’avait pas parlé.

Les Syrax, avant cela, avaient tenté de sonder son cortex cérébral, de lire en lui par divers moyens, par technique autant que par médiumnité.

Éric était ébahi. Ainsi cette race, hautement évoluée sur le plan scientifique, ne reculait pas parallèlement à l’utilisation d’extraordinaires appareils susceptibles de filmer le mystère des neurones, à reprendre les procédés ancestraux en dépit de leur empirisme et à entraîner des sujets doués pour la télépathie et exercices assimilés.

Baslow, d’une voix de plus en plus faible, disait tout cela et Éric se sentait le cœur horriblement serré. Il ne voulait pas brusquer le mourant ; il répugnait à poser des questions, laissant le pauvre Baslow dévider son cruel récit entrecoupé de hoquets affligeants, d’efforts déchirants pour retrouver quelques gorgées de cet air que les Klis lui avaient disputé de façon immonde.

Éric redoutait la révélation finale, pour lui inéluctable : Baslow allait avouer sa défaite et comment en dépit de sa résistance il avait livré bien malgré lui les secrets des ondes infernales.

Tout de même un point demeurait obscur : si les Syrax avaient fini par extirper du cerveau de Baslow tout ce qu’ils en attendaient, le supplice prenait une allure superflue. Mais Éric se défendait d’interroger, respectant ce début d’agonie qui le crucifiait.

Il craignait surtout que Baslow, les poumons asséchés par le terrible traitement, ne vînt à rendre l’âme avant de lui avoir tout dit.

Il se contraignait à la discrétion, se contentant de soulever un peu la tête du malheureux pour l’aider à retrouver un vague fonctionnement pulmonaire.

Et puis Baslow, qui était aux extrêmes limites de la vie, eut un sursaut.

Dernière lueur de cette flamme, de cette vie qui allait s’éteindre, il fit signe à Éric de se pencher davantage encore, d’approcher son oreille des lèvres desséchées du mourant.

Il parla, si faiblement qu’Éric entendait à peine.

Mais ce qu’il entendait le stupéfiait. L’épouvantait aussi.

Baslow n’avait pas parlé, même sous la torture. De surcroît les Syrax, en dépit de leur incroyable aptitude à déceler le mystère du cerveau humain, n’avaient nullement obtenu ce qu’ils souhaitaient.

Le professeur n’avait livré (inconsciemment) que quelques bribes de renseignements sur l’énigme des ondes du passé et ce qu’on pouvait appeler avec quelque humour le merveilleux mode d’emploi mis au point par ses équipes.

Éric, les yeux agrandis par la surprise, entendit les dernières paroles, ou presque, montant de cette bouche martyrisée.

Les Syrax n’avaient rien trouvé de positif dans le cerveau de Baslow parce qu’en réalité le savant ne connaissait qu’une partie relativement limitée des données de cet immense problème.

Baslow n’avait pas emmagasiné l’ensemble des connaissances si complexes représentant les vastes équations, les subtilités techniques nécessaires.

L’action des Syrax était donc à peu près nulle. Ils savaient que ces ondes existaient. Ils possédaient la sphère prismoïde trouvée à bord du cosmocanot, mais elle était inutilisable et ils étaient bien en peine de la réparer.

Baslow n’avait plus que quelques minutes à vivre.

Et Éric sut la vérité.

Il y avait bien en effet un homme, un cerveau, possédant toute la vérité sur ce gigantesque problème.

Un homme qui n’était pas le professeur Baslow.

Le professeur Baslow qui rendit l’âme, soulagé d’avoir parlé, entre les bras de son assistant, Éric Verdin.

Un Éric véritablement terrorisé de ce qu’il venait d’apprendre par les ultimes révélations de l’agonisant.

Un cerveau, un homme, possédait sans le savoir le secret des ondes fantastiques.

Un homme qui était…